Posséder ou jouir
De la valeur à la valeur d'usage
Le temps de l’avoir est-il en train de se déliter au profit d’un temps de l’être où la propriété a perdu de son prestige et de sa fonction sociale ? A l’heure des grandes mutations, le secteur touristique comme tant d’autres, est concerné par un glissement de paradigme donnant toute sa force à la mutualisation des biens et des services touristiques.
État des lieux
Les privations de la guerre et de l’après-guerre auxquelles ont succédé les 30 glorieuses, sont une partie de l’explication. La production de masse et la mondialisation ont fait émerger une importante classe moyenne. En pesant sur les coûts de revient, elles ont fortement accru le pouvoir d’achat des baby-boomers. L’inflation des années 70, délitant l’épargne, et l’accès facilité au crédit, ont incité deux générations à prioriser l’avoir. Ce qui s’est traduit par une accumulation de biens, encouragée par la publicité et les références de la culture « mainstream ».
Les objets du quotidien envahissent les placards, se renouvellent ou s’entassent. Le zapping dans les pratiques sportives pousse à l’acquisition d’une nouvelle panoplie pour chaque nouvelle passion !
La voiture, ou plutôt les voitures, instrument de liberté – voire de séduction – autant que marqueur social, n’échappent pas à l’injonction sociétale consistant à en changer régulièrement.
Un constat similaire s’applique aux voyages. Les démocratiser a engendré une consommation excessive. Il faut avoir « fait » la Grèce, avoir fait l’Égypte, avoir fait le Machu Picchu, …
La résidence secondaire, autre expression de la réussite sociale, mais aussi valeur refuge de l’épargne (pas ou moins rognée par l’inflation), servie par des dispositifs fiscaux incitatifs, a connu un fort développement. L’acquisition d’une maison de campagne s’analyse aussi comme un rituel rassurant dans un monde en mouvement ; un repère fixe pour la préservation du cadre familial. Face aux incertitudes du lendemain, avoir rassure.
Là encore, l’impact du digital est considérable. Non seulement il permet une certaine personnalisation dans une production de masse mais il fluidifie l’expérience et la mise à disposition temporaire de biens et services, tout en dématérialisant l’intervention humaine. Mieux, le digital génère (et financiarise !) des services qui ne trouvaient pas leur modèle économique.
Les exemples sont nombreux ; le remplacement du stop par Blablacar, mais aussi tous les services « pair à pairs » qui mettent en relation des particuliers en désintermédiant des agents économiques traditionnels. Ainsi en est-il des applications qui permettent l’échange de maison, la location de voiture, de bateaux ou de matériel de bricolage entre particuliers.
Même constat pour les voitures, les skis, les tentes, les yachts, les vêtements d’apparat et même les oeuvres d’art qu’on empruntera pour un temps à des galeries spécialisées dans ce genre de commerce !
Enfin, soulignons l’incroyable évolution technique induite par le numérique qui dématérialise et évapore tous ces objets de loisirs que l’on s’employait à posséder ; chaines hifi, disques, magnétoscopes, DVD, appareils photos, bibliothèque, …
Le monde change. Même le discours « mainstream » relayé par les médias, la publicité et les réseaux sociaux, semble évoluer et prôner une quête de « care », de retour vers le mythe d’une « pureté originelle » dans laquelle l’être et le faire relèguent l’avoir dans les oubliettes d’une époque révolue. En fait, les acteurs économiques s’adaptent et proposent des services packagés dont la valeur d’usage rend obsolète l’acquisition du bien pour l’utilisateur. En témoigne l’exemple des constructeurs automobiles qui proposent moyennant un loyer forfaitaire, de mettre à disposition un véhicule, de l’entretenir, de l’assurer et de le remplacer ensuite.
Vision 2040
Dans 20 ans, vers quel paradigme aura-t-on évolué ? Un véhicule autonome, banalisé mais adapté à l’usage de la course, viendra directement se mettre à notre disposition pour nous transporter vers la destination de notre choix, avant de prendre en charge un autre passager. Les algorithmes d’un objet miniaturisé – certains se l’on fait implanter – anticiperont nos besoins et nos envies. Interagissant avec les objets connectés, ils aplaniront la plupart des aléas des voyages rencontrées 20 ans plus tôt. Ainsi la traduction simultanée, en temps réel, aura supprimé la barrière de la langue pour tous les voyageurs.
Autre certitude, l’homme nomade voyagera léger. L’acquisition de l’usage des services digitaux, devant des interfaces toujours plus conviviales et des utilisateurs bientôt tous « digital natif » ne sera plus un sujet. D’autant que, bien qu’on puisse le regretter, l’uniformisation des modes de vie sera l’inéluctable corollaire de cette emprise du digital.
Les packages dynamiques permettront demain plus encore qu’aujourd’hui, d’agréger des services sur mesure. Ils faciliteront toutes les mobilités, qu’elles soient professionnelles ou pour le loisir.
Pour en revenir aux résidences secondaires, seules certaines maisons de famille empreintes de nostalgie resteront dans le patrimoine de leurs propriétaires, en dépit des sujétions qu’elles entrainent. Les autres, seront-elles aussi mutualisées ; les avantages sans les inconvénients.
Imaginez par exemple, de vous rendre tout au long de l’année, un week-end (ou une semaine) par mois, dans une maison de village et de retrouver d’autres personnes occupant d’autres maisons alentours pour partager la culture d’un potager, l’entretien d’un vignoble et cuisiner ensemble ! Un service de conciergerie, véritable animateur de la communauté, assisté par une plateforme numérique aura préparé votre séjour en déposant vos bottes et les vélos de vos enfants devant la porte… pour vous permettre de vous sentir chez vous dans une maison personnalisée reproduisant les codes d’une résidence secondaire… avant de faire le ménage après votre départ et de la préparer pour une autre famille ; celle de la semaine suivante.
Entre les contraintes de la propriété de la résidence secondaire et l’expérience anonyme de la résidence de tourisme banalisée, une autre voie qui privilégie l’usage sur l’avoir aura démontré son efficacité.
Débats et controverses
Les injonctions contradictoires liées à ce sujet ne manquent pas. En dépit des crises diverses, la confiance dans l’État providence se diffuse auprès des nouvelles générations. Même si des incertitudes demeurent, globalement on fait confiance à la protection sociale pour prendre en charge notre santé et assurer notre retraite. Dès lors, n’est-il pas moins nécessaire de thésauriser ?
La mobilité professionnelle et géographique, le brassage urbain, voire l’anonymat des métropoles, permettent de s’affranchir du regard social. Les ménages recomposés sont normalisés et l’individualisme ne suscite plus de reproches. Dès lors, est-il utile de « tenir son rang » ?
Mais ce sont aussi les enjeux climatiques et la pression sur les ressources naturelles et la biodiversité qui suscitent une remise en question de notre mode de consommation. La réaction des générations montantes qui cherchent à emprunter une autre voie que celle de leurs parents, accentuera-t-elle donc la pression pour une consommation différente dans laquelle l’avoir est stigmatisé ?
La quête de l’ancrage quant à elle va-t-elle résister ? Devons-nous penser que, allégé de la sujétion que représente souvent la nécessité « d’amortir » sa résidence secondaire ou son bateau, l’individu va demain se lancer dans une consommation compulsive de voyages tous azimuts, d’autant plus fréquents que faciles à organiser ?
Rien n’est sûr. Non seulement en raison du souci de l’empreinte climatique mais aussi parce que le consumérisme relève davantage de l’avoir que de l’être. Enfin, dans un monde durablement en mutation, les amis, les valeurs familiales, le faire ensemble (la cuisine, les repas à la française, la fête, …) resteront des valeurs refuges.
L’appropriation d’un terroir, donner du temps au temps, l’autoproduction, l’envie d’une croissance sobre et durable ne seront-elles pas résolument des valeurs prisées par le plus grand nombre comme en témoignent dès à présent le succès du rétro et le retour du vintage ?
Shaping tomorrow’s tourism
La nouvelle modernité sera la combinaison des valeurs traditionnelles irriguées par les multiples possibilités du numérique. Le tourisme dans toute sa diversité en suivra les évolutions.
Nous pensons bel et bien qu’un socle de valeurs telles que la rencontre, le faire ensemble, l’émotion partagée… continueront de transcender l’inéluctable évolution sociétale. Concevoir et bâtir en s’appuyant sur ces valeurs restera la clé du succès durable du tourisme de demain.
Préserver le tourisme insulaire
Après la massification puis la diversification, irons-nous vers plus de protection des îles ?